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THEORIE ET EXPERIENCE
On oppose souvent un savoir
théorique et « abstrait » à
l'expérience supposée
« concrète ». Mais
« expérience » peut s'entendre en un
triple sens : l'expérience de l'homme d'expérience
n'est pas l'expérience sensible dont parle Emmanuel Kant, ni non
plus l'expérience scientifique (ou expérimentation). Il
ne faut pas alors opposer à chaque fois théorie et
expérience : l'expérience est au contraire un moment
nécessaire de la connaissance.
1. En quel sens peut-on opposer théorie et expérience ? Le temps n'est pas qu'une puissance d'usure et
d'amoindrissement, car je peux toujours tirer quelque chose des jours qui
passent : au sens courant, l'expérience est alors cette sédimentation en
moi d'un passé me permettant de faire mieux et plus vite ce que j'accomplissais
auparavant péniblement. « C'est en forgeant qu'on devient forgeron », disait
Aristote : l'expérience me livre un savoir qui n'est pas théorique et qui
ne s'enseigne pas. Ainsi, je ne peux pas transmettre à d'autres ce que
l'expérience m'a appris : c'est ce qui oppose le savoir-faire de
l'expérience et le savoir théorique qui, lui, peut s'enseigner, parce
qu'il repose sur des règles connues et transmissibles.
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2. Quel rôle l'expérience sensible joue-t-elle dans la connaissance ? L'expérience est toujours singulière, et ne se partage
pas. C'est en cela que Emmanuel Kant a pu parler d'expérience
sensible en lui donnant le sens de « perception ». La perception en
effet est toujours perception d'une chose singulière, alors que la
connaissance se veut universelle.
Comment passer du triangle singulier que je vois devant moi aux propriétés universelles valant pour tous les triangles ? C'est là pour Kant le travail de l'entendement : l'expérience sensible est la matière de la connaissance, mais elle n'est pas d'elle-même connaissance. Pour connaître, il faut que l'entendement donne à cette matière la forme universelle d'un concept à l'aide des catégories a priori. 3. Qu'est-ce qu'une expérimentation scientifique ? Tout d'abord, remarquons qu'il n'y a pas
d'expérimentations dans les sciences pures comme les mathématiques.
L'expérimentation scientifique, qui a pour but de soumettre une
théorie à l'épreuve des faits, n'est pas simplement une expérience
brute, parce qu'elle utilise des processus visant à restreindre et à contrôler
les paramètres entrant en jeu dans le résultat final. Ainsi,
l'expérimentation scientifique se fait en laboratoire, et non en pleine
nature, parce qu'il s'agit de simplifier les mécanismes naturels en restreignant
les causes d'un phénomène pour ne retenir que celles qui seront testées dans le
protocole ; on compare ensuite les résultats obtenus lorsqu'on fait varier un
paramètre donné.
4. Quel rôle l'expérimentation joue-t-elle dans les sciences ? Alors que l'expérience sensible nous est donnée
immédiatement, l'expérimentation, elle, est construite. Elle suppose au
préalable un travail théorique de l'entendement : elle n'a en science qu'une
fonction de confirmation ou d'infirmation d'hypothèses théoriques qui ne
sont pas, quant à elles, tirées directement de l'expérience. On pourrait alors
soutenir, avec Karl Popper, que les sciences expérimentales ne reçoivent
qu'un enseignement négatif de l'expérience : l'expérimentation est
incapable de prouver qu'une théorie est vraie, elle pourra seulement montrer
qu'elle n'est pas fausse, c'est-à-dire qu'on ne lui a pas encore trouvé
d'exception. En effet, l'expérimentation repose sur le principe
d'induction, qui dit qu'une théorie confirmée un grand nombre de fois
sera considérée comme valide. Mais pour que sa validité soit absolue, il
faudrait un nombre infini d'expériences, ce qui est impossible.
En d'autres termes, l'expérience a en science un rôle réfutateur de la théorie, qui n'est jamais entièrement vérifiable : c'est la thèse de la « falsifiabilité » des théories scientifiques. La vérité n'est donc pas l'objet de la physique, qui recherche bien plutôt un modèle d'explication cohérent et efficace de la nature. Le physicien est devant la nature comme devant « une montre fermée », disait Albert Einstein en citant René Descartes : peu lui importe, finalement, de savoir comment la montre fonctionne, le tout étant de proposer une explication efficace pour prédire les mouvements des aiguilles. La citation « Je croirai avoir assez fait, si les causes que j'ai expliquées sont telles que tous les effets qu'elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m'enquérir si c'est par elles ou par d'autres qu'ils sont produits. » |