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LA PERCEPTION
J'ai la sensation d'une couleur ou d'une odeur, mais je
perçois toujours un objet doté de qualités sensibles (une table rouge et sentant
la cire, et pas seulement le rouge ou l'odeur de cire). Alors, si je ne perçois
pas simplement du rouge, mais une chose rouge, cela signifie que quand je
perçois, j'identifie des objets (l'objet table, ayant telles ou telles qualités
sensibles) et que j'opère la synthèse des sensations provenant de mes différents
sens. La question est alors de savoir d'une part comment s'opère cette synthèse,
et d'autre part comment je reconnais tel ou tel objet.
1. Comment articuler perception et sensation ? On peut soutenir que ce sont les différentes sensations
qui, d'elles-mêmes, vont s'additionner pour composer peu à peu l'objet : la
sensation de l'odeur de la table, de son toucher, de sa couleur et de sa
forme s'ajoutent les unes aux autres jusqu'à constituer la perception de
l'objet « table ». Cette solution est défendue par les empiristes : la
connaissance dérive toute de l'expérience, et l'expérience est
entièrement faite d'une accumulation de sensations. Ces dernières sont
donc à l'origine de nos connaissances : nous avons d'abord des sensations, et ce
sont elles qui composent nos idées. Ainsi, la seule chose qui me soit donnée,
c'est une diversité de sensations sans rapport entre elles.
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Mais comme certaines de ces sensations se présentent
toujours conjointement dans mon expérience sensitive, je finis par prendre
l'habitude de les unir : je désigne alors leur union par un seul nom (je nomme
« tulipe » l'union de certaines odeurs, couleurs, formes visuelles se présentant
ensemble) ; je finis donc par considérer cette union comme formant une seule
idée simple (la tulipe en général). Au sens strict, toute chose n'est alors
qu'une collection de sensations singulières et distinctes, unies sous une seule
dénomination par une habitude associative.
2. La perception est-elle réductible à une somme de sensations ? Peut-on cependant réduire ainsi l'objet (ce que je
perçois) à une collection de qualités senties et la perception à une somme de
sensations reçues ? René Descartes montre que c'est impossible : prenons
un morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche ; il est froid, dur,
solide, odorant, sonore quand on le frappe, et possède une forme déterminée.
Mais si on l'approche d'une flamme, ces qualités sensibles disparaissent toutes
sans exception ; et pourtant, chacun le reconnaîtra avec évidence, « la même
cire demeure ». L'expérience révèle donc que la cire était, à mon insu, autre
chose que ce que je croyais : elle n'est pas un assemblage de qualités
sensibles ; son essence doit être distinguée de son
apparence.
Qu'est-ce donc alors qui me fait connaître ce qu'est la cire, si ce ne sont pas mes sensations ? Selon Descartes, c'est une « inspection de l'esprit » : si l'objet est ce qui demeure le même par-delà les variations de l'expérience sensible, alors la perception de l'objet ne peut être qu'un acte intellectuel. Or la raison me fait reconnaître que la cire n'est pas une somme de qualités sensibles, mais un morceau d'espace flexible et muable. Percevoir un objet, ce ne serait donc pas le sentir mais le concevoir. 3. La perception est-elle réductible à un acte de la raison ? Nous voilà face à une alternative : ou bien on soutient
avec les empiristes que la perception se confond avec la sensation, mais alors
elle n'offrirait qu'un pur divers sans unité ni signification propre ; mais cela
ne correspond en rien à notre expérience perceptive. Ou bien on soutient avec
Descartes que la perception d'un objet se confond avec un acte de la raison :
percevoir, c'est concevoir, ce qui fait aussi problème. Comme le note en effet
Maurice Merleau-Ponty, devant la raison, un carré est toujours un
carré, qu'il repose sur l'une de ses bases ou sur l'un de ses sommets ; mais
pour la perception, dans le second cas, il est à peine reconnaissable : nous
percevons spontanément autre chose. Par conséquent, il faut sans doute sortir de
l'alternative si l'on veut rendre compte de notre expérience perceptive réelle :
l'objet perçu ne serait alors ni une pure collection de diverses qualités
senties par les sens, ni un pur fragment d'étendue conçu par la raison. Il
faudrait cesser de confondre la perception avec autre chose qu'elle
(sensation ou intellection) et lui restituer sa spécificité.
4. Comment peut-on sortir de l'alternative ? C'est Edmund Husserl qui nous donne la solution :
dans la perception, la chose ne se donne ni morcelée dans une diversité de
qualités sensibles distinctes, ni comme une totalité parfaitement claire et
transparente pour la raison qui la conçoit. Elle se donne « par
esquisses ». En effet, je peux faire le tour de cette table que j'ai sous
les yeux ; je peux m'en approcher ou m'en éloigner, etc. : j'ai sans cesse
conscience de l'existence d'une seule et même table, alors même que la
perception de cette table ne cesse de varier. Ce mystère est au fond l'essence
de la perception.
Chaque « vécu » de la table est vécu de la même table : il n'est pas une représentation dans l'esprit ni une simple apparence. Au contraire, chaque vécu de la table me la rend effectivement présente, mais à sa façon, d'un certain point de vue, sous un certain aspect ; c'est ainsi dans un flux temporel d'esquisses que chaque objet apparaît à la conscience, et il ne peut en être autrement : je ne peux pas, par définition, percevoir en même temps les six faces d'un cube posé devant moi. Le propre de la chose perçue, c'est donc de ne jamais pouvoir se donner tout entière à la conscience : un objet perceptif entièrement présent, une perception saturée d'esquisses, sont un idéal toujours visé mais jamais atteint. La citation |