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LA DEMONSTRATION
Comme le remarquait Edmund Husserl, la volonté de
démontrer est apparue en Grèce antique, aussi bien dans le domaine mathématique
que dans celui de la logique. Être rationnel, l'homme a en effet la possibilité
d'articuler des jugements prédicatifs (du type « Sujet est Prédicat ») dans des
raisonnements en trois temps nommés syllogismes, et qui sont la forme même de la
démonstration.
1. Qu'est-ce que la logique formelle ? Il existe différents genres de jugements
prédicatifs qui vont permettre différents types de combinaisons. Il
faut en effet distinguer quatre quantités dans nos jugements
(universelle, particulière, indéfinie, singulière) et deux qualités
(affirmative et négative). Par exemple, « tout S est P » est une
proposition universelle affirmative, et « quelque S n'est pas P », une
proposition particulière négative. Produire une démonstration, alors,
c'est combiner ces différents types de propositions en syllogismes, en
sorte que la conclusion s'impose nécessairement. Or, ce que remarque
Aristote, c'est que certaines combinaisons sont possibles, mais que
d'autres ne sont pas concluantes, quel que soit le contenu des
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propositions ; on
dira en de tels cas que le raisonnement est formellement faux. La logique
formelle a alors pour but de montrer quelles sont les formes possibles d'un
raisonnement cohérent, c'est-à-dire d'établir les règles formelles de la
pensée, indépendamment du contenu de cette pensée.
2. Qu'est-ce qu'un syllogisme concluant ? Un syllogisme est constitué de deux prémisses (une
majeure et une mineure) et d'une conclusion. Par exemple, « tous les hommes sont
mortels (prémisse majeure), or tous les philosophes sont des hommes
(prémisse mineure), donc tous les philosophes sont mortels
(conclusion) » : c'est-à-dire, « tout A est B, or tout C est A, donc tout
C est B ». Ce syllogisme, constitué d'une majeure, d'une mineure et d'une
conclusion universelles affirmatives, est effectivement concluant (la
conclusion est nécessairement déduite). Mais il existe des combinaisons
incorrectes, comme : « tout A est B, or quelque B est C, donc tout A est
C » ; comme le montre Leibniz, parmi les 512 combinaisons syllogistiques
possibles, 88 seulement sont concluantes. Les autres sont des
paralogismes, c'est-à-dire des syllogismes formellement faux. Quelle que
soit la combinaison, il faut en fait, pour que le raisonnement soit concluant,
que la conclusion soit déjà contenue dans les prémisses : c'est seulement dans
ce cas qu'elle est nécessairement déduite, donc que le syllogisme est concluant
du point de vue formel.
3. La logique formelle peut-elle constituer l'instrument de toute connaissance ? Telle que nous l'avons définie, la logique est une
science formelle. Comme telle, elle est une condition nécessaire, mais
non suffisante, pour la vérité d'une démonstration : un syllogisme peut
être concluant du point de vue formel, et faux du point de vue
matériel, c'est-à-dire eu égard à son contenu. « César est un nombre
premier ; or un nombre premier n'est divisible que par un et par lui-même ; donc
César n'est divisible que par un et par lui-même » est un syllogisme
formellement cohérent, mais absurde matériellement (dans son contenu).
D'ailleurs, un syllogisme pose ses prémisses comme étant vraies sans pour autant le démontrer. En fait, la logique n'a pas pour but de démontrer la vérité des prémisses, mais d'établir toutes les déductions cohérentes qu'on peut en tirer : si j'admets que la majeure est vraie, et si j'admets que la mineure est vraie, que puis-je en tirer comme conclusion ? Au début de chaque syllogisme, nous sous-entendons donc : « s'il est vrai que » : les prémisses sont des hypothèses, et la logique en tant que telle ne peut produire que des raisonnements hypothético-déductifs. La logique n'augmente en rien notre connaissance, elle ne fait qu'expliciter une conclusion qui par définition devait déjà être contenue dans les prémisses, en ne tenant en outre aucun compte du contenu même des propositions. Aristote, nous dit René Descartes, s'est trompé sur ce point : la logique, art de la démonstration formelle, est l'art des démonstrations vides et en un sens, inutiles. Elle ne saurait servir de méthode ou d'instrument (en grec organon) à la connaissance en général. 4. Y a-t-il une autre méthode pour démontrer ? Selon Blaise Pascal dans l'Esprit de la
géométrie, c'est la mathématique, et plus exactement la
géométrie, qui fournit à la connaissance le moyen de découvrir la vérité
et de la démontrer : il ne faut employer aucun terme sans en avoir d'abord
expliqué le sens, et n'affirmer que ce que l'on peut démontrer par des vérités
déjà connues.
Mais il y a des termes que l'on ne saurait définir, parce qu'ils nous servent à définir tout le reste : les « mots primitifs ». Ainsi, je ne peux pas définir des mots comme « temps » ou « être », mais je n'ai pas besoin d'une telle définition, parce que je sais intuitivement ce que ces mots veulent dire. La méthode géométrique ne nous conduit donc pas à vouloir tout définir, mais au contraire à partir de termes absolument évidents pour définir les autres et commencer nos déductions. C'est exactement ce que dit Descartes : la méthode de la connaissance, c'est la méthode géométrique, qui consiste à déduire des vérités de plus en plus complexes à partir d'idées claires et distinctes. Ainsi, dans son Éthique, Baruch Spinoza va appliquer à la philosophie la méthode des géomètres : on pose des définitions et des axiomes dont on déduit tout le reste, y compris l'existence et la nature de Dieu. 5. La méthode géométrique peut-elle constituer l'organon de la connaissance ? Leibniz montre qu'on ne peut généraliser la
méthode géométrique à toute la connaissance : avec cette méthode, toutes les
déductions reposent en effet sur des termes primitifs indéfinissables, mais
réputés parfaitement clairs et évidents. Or, pour Leibniz, l'évidence est
un critère purement subjectif : quand je me trompe, je prends une erreur
pour une évidence, en sorte que l'évidence n'est pas à elle seule le signe de la
vérité.
Emmanuel Kant, surtout, démontre que la méthode géométrique n'a de sens qu'en mathématiques : la définition du triangle me dit ce qu'est un triangle, mais pas s'il existe réellement quelque chose comme un triangle. La méthode géométrique est donc incapable de passer de la définition à l'existence. Cela n'a aucune importance en mathématiques : peu importe au mathématicien que le triangle existe réellement : pour lui, la question est simplement de savoir ce que l'on peut démontrer à partir de la définition du triangle et des axiomes de la géométrie. Mais quand la métaphysique entend démontrer l'existence de Dieu selon une méthode mathématique, elle est dans l'illusion, parce que les mathématiques sont justement incapables de démontrer l'existence de leurs objets. Selon Kant, le seul moyen à notre portée pour savoir si un objet correspond réellement au concept que nous en avons, c'est l'expérience sensible. Au-delà des limites de cette expérience, nous pouvons penser, débattre, argumenter, mais pas démontrer ni connaître. La citation |