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L'INTERPRETATION
Étymologiquement, l'interprète est celui qui parle entre
moi et un autre, moi et un texte, c'est-à-dire celui qui rend compréhensible un
sens qui sans cela serait demeuré obscur. Interpréter, c'est donc toujours faire
passer de l'obscur au clair, révéler une signification. En ce sens, on ne
saurait réduire l'interprétation à la traduction des langues étrangères : elle
est bien plutôt la méthode des « sciences humaines ».
1. Qu'est-ce qu'interpréter ? On parle d'interprétation dans des situations très
diverses : le médecin interprète les symptômes d'une maladie (c'est le
diagnostic) ; le juge interprète les textes de lois pour les appliquer au cas
particulier qu'il juge ; le musicien interprète la partition ; le psychanalyste
interprète le sens des rêves de son patient. Plus généralement, nous ne cessons
jamais d'interpréter le sens d'une parole, la signification d'un geste, d'une
attitude ou d'un événement. À chaque fois cependant, interpréter, c'est tenter
de découvrir un sens. Ce sens à découvrir n'est pas immédiatement
manifeste (c'est précisément pour cela qu'il nécessite un travail
d'interprétation) ; mais il se laisse deviner, sans quoi je ne chercherais
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même
pas à l'interpréter. Interpréter, c'est donc savoir que quelque chose a un
sens, même si l'on ne sait pas encore lequel, et tenter de le
découvrir.
2. Qu'est-ce que l'herméneutique ? L'interprétation a d'abord été celle des textes
religieux. Pour le croyant en effet, les textes sacrés disent ce qu'il faut
faire dans cette vie ; mais ces textes eux-mêmes ne sont pas toujours clairs :
ils sont pleins de paraboles, d'allégories et de symboles. On a donc fondé une
discipline ayant pour but de déterminer la signification réelle des textes
saints : l'herméneutique,
mot issu d'un terme grec signifiant tout à la fois
« expliquer » et
« comprendre ». L'herméneutique religieuse
comporte trois parties : interpréter, comprendre, et
appliquer la signification dégagée au présent.
Cependant, le sens auquel on parvient n'est jamais
définitif : une autre interprétation est toujours
possible (on n'interprète pas un texte comme on résout
une équation !). Ce caractère provisoire fait la
faiblesse de l'interprétation par rapport à la démonstration ; mais elle
fait aussi sa force : si l'interprétation n'est pas une démonstration, cela
signifie peut-être qu'elle va nous permettre d'essayer de comprendre ce qui ne
se démontre pas.
3. Quel est le problème soulevé par l'interprétation ? L'interprétation est devenue un problème au xixe siècle, à l'occasion
d'une réflexion sur l'histoire. L'historien en effet a pour but de
reconstituer une vérité passée à partir de documents qu'il interprète pour en
dégager la signification. Mais ce passé n'existe plus : contrairement au
physicien, l'historien ne peut pas comparer sa théorie à un objet réel pour la
vérifier. Il ne reste de ce passé que les documents qu'il tente d'interpréter ;
mais justement, il les interprète depuis son présent, avec les présupposés de
son époque. Pour être objectif, l'historien devrait alors se détacher de son
présent ; même s'il y parvenait, nous ne serions pas pour autant assurés de
l'objectivité de son interprétation, puisque nous ne pouvons la comparer à rien,
sinon à d'autres interprétations, parfois très différentes, sans que l'on puisse
savoir laquelle est la bonne.
Il y aurait donc des sciences démonstratives qui parviennent à des vérités certaines et des disciplines interprétatives soumises au caprice et à l'opinion, incapables d'objectivité et de scientificité. 4. L'interprétation fournit-elle une méthode aux « sciences humaines » ? C'est Wilhelm Dilthey qui
résout ce problème. L'homme lui-même est un sujet
temporel et historique : nous ne comprenons le monde et
nous-mêmes que dans le temps et dans l'histoire. Autrement dit,
nous sommes tous héritiers d'une tradition qui oriente
dès le départ notre façon de comprendre les
choses : par exemple, quand on ouvre pour la première fois
un roman, on a déjà une idée (même
très générale) de ce qu'on y trouvera : une
fiction, des personnages, etc.
Ainsi, mon interprétation est toujours guidée par une précompréhension héritée de la tradition : on ne lit jamais un texte « à nu », on a une précompréhension générale de son sens qui dirige notre lecture, laquelle va en retour corriger cette précompréhension. Ainsi, l'interprétation se précède toujours elle-même : c'est ce qu'on appelle le « cercle herméneutique ». Or, c'est exactement ce que fait l'historien : il part d'un intérêt présent pour, grâce au passé, comprendre ce même présent et le voir sous un nouveau jour. La démarche est celle d'un va-et-vient permanent entre passé et présent. La distance temporelle entre l'historien et les événements qu'il étudie n'est donc pas un obstacle à la connaissance historique : elle en est le moteur. Plus généralement, la structure circulaire de l'herméneutique nous fournit une méthode pour toutes les disciplines que Dilthey nomme les sciences de l'esprit (qui tentent de comprendre un sens), et qui diffèrent des sciences de la nature (qui expliquent des phénomènes dénués de signification). 5. L'herméneutique est-elle la structure de l'existence ? Si nous avons besoin de l'herméneutique dans les
sciences de l'esprit, c'est parce que notre existence est elle-même de part en
part interprétative. Telle est du moins la thèse de Martin Heidegger :
l'homme est toujours en situation herméneutique, parce qu'il est un être
conscient. La conscience en effet « vise » toujours les choses du monde
comme ayant telle ou telle signification (le marteau comme ce qui sert à
enfoncer des clous, etc.) : à même la perception, la conscience articule les
choses à des significations, et cette articulation est herméneutique.
La conscience est elle-même interprétative de son monde : c'est parce que la structure de la conscience est elle-même herméneutique que les disciplines qui s'intéressent à l'homme comme être conscient (l'histoire, la philosophie, la psychanalyse par exemple) doivent recourir à l'interprétation. La citation |