La Peste d'Albert Camus
Paru en 1947, au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, la Peste d'Albert Camus a connu immédiatement un grand succès.
Ce roman en cinq parties est construit comme une tragédie.
Comment s'articule-t-il ? Quels sont ses principaux
thèmes ?
1. Le sujet
En 194..., la ville d'Oran, en Algérie, subit une
épidémie de peste qui la coupe du reste du monde. On assiste à la progression
puis au déclin de la peste, on en voit les effets sur la population. Albert
Camus crée ainsi une situation expérimentale qui permet d'étudier ce que
deviennent les hommes dans une période de crise.
L'action se situe à Oran : le récit est ponctué
de descriptions de la cité, présentée comme « une ville ordinaire ». Elle est
évoquée à travers les saisons, le temps qu'il fait, l'activité quotidienne
(travail, marchés, transports, cafés, cinémas), les différents quartiers, la
mer : « Cette ville déserte, blanchie de poussière, saturée d'odeurs marines,
toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île
malheureuse. »
2. Les thèmes
2.1. La maladie et la souffrance
La maladie apparaît brutalement et se répand avec
rapidité. Elle est décrite avec une précision toute médicale : sa
transmission par les rats, la fièvre et les abcès, les difficultés
respiratoires, certains détails réalistes étant presque insoutenables.
L'épidémie s'amplifiant, des dispositions légales sont prises : isolement des
malades (dans les hôpitaux puis dans les écoles), quarantaine pour les familles
(qui vivent dans des camps), enterrements d'abord bâclés, puis supprimés ;
transport des cadavres dans des tramways, vers des crématoires en dehors de la
ville.
2.2. La mort
La maladie est généralement suivie de mort. Celle-ci est
décrite en tableaux poignants, qui vont crescendo : celle du concierge,
puis celle du chanteur (qui joue Orphée). À l'épisode révoltant de la mort d'un
enfant succède celle d'un prêtre puis celle de Jean Tarrou, l'un des principaux
personnages.
2.3. La séparation, l'exil et la solitude
La ville frappée par la peste est coupée du monde. Nul
ne peut y entrer, nul ne peut en sortir. Le courrier n'est plus acheminé. Seuls
les télégrammes permettent d'avoir de loin en loin des nouvelles des absents.
Chacun est donc comme exilé de sa famille ou de ses proches, faisant, d'une
façon ou d'une autre, l'expérience de la séparation. De plus, tout homme
susceptible d'être contaminé devient une menace pour autrui.
2.4. La mise à l'épreuve
L'épidémie constitue une épreuve collective :
« Il n'y avait plus alors de sentiments individuels, mais une histoire
collective qui était la peste et des sentiments partagés par tous. » La menace
quotidienne de la mort et l'enfermement modifient les comportements. Ils font
naître des révoltes mais aussi des actions de dévouement et de solidarité.
Cela ne se manifeste pourtant pas par l'héroïsme :
« C'est que rien n'est moins spectaculaire qu'un fléau et, par leur durée même,
les grands malheurs sont monotones. »
3. Les personnages
La plupart des personnages de premier plan sont des
hommes (les seules femmes présentes sont des mères et incarnent patience et
douleur). Ils constituent des figures sociales : un médecin (Rieux), un
prêtre (Paneloux), un journaliste (Rambert), un fonctionnaire municipal (Grand),
un juge (Othon), un trafiquant (Cottard). À leurs côtés, Tarrou, ami du médecin,
fait figure de philosophe solitaire.
3.1. Bernard Rieux
Le médecin constitue, de facto, le personnage
principal : il est présent à la première et à la dernière page du livre.
« Paraît trente-cinq ans […]. Il a l'air d'un paysan sicilien avec sa peau
cuite, son poil noir et ses vêtements de teintes toujours foncées, mais qui lui
vont bien. »
Par ses yeux, nous découvrons le premier rat contaminé.
Le premier encore, il prononce le mot « peste ». Non seulement il est celui qui
voit la vérité, mais aussi celui qui y fait face coûte que coûte, malgré
l'épuisement : « Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir.
Ensuite, ils réfléchiront et moi aussi. Mais le plus pressé est de les
guérir. ».
La peste est pour lui « une interminable
défaite ». Il apprend la mort de sa femme juste après celle de son ami Jean
Tarrou : « Depuis deux mois et depuis deux jours, c'était la même douleur qui
continuait. » Seule sa mère constitue une présence apaisante.
Il lui revient, à la fin du livre, de tirer les
conclusions de l'épreuve : « Tout ce que l'homme pouvait gagner au jeu de la
peste et de la vie, c'était la connaissance et la mémoire. »
3.2. Jean Tarrou
Cet ancien militant vit un peu en marge de la société
mais crée un groupe de volontaires pour aider Rieux dans sa tâche, ce malgré le
danger : « Je dis seulement qu'il y a sur cette terre des fléaux et des victimes
et qu'il faut, autant que possible, refuser d'être avec le fléau. » Il y perdra
sa vie, au moment même où l'épidémie commence à décroître.
Il est presque devenu un double de Rieux :
ni l'un ni l'autre ne croient en Dieu mais tous deux cherchent au fond
la même chose : Tarrou à être « un
saint sans Dieu », Rieux à « être un
homme ».
3.3. Les autres personnages
Raymond Rambert, le journaliste, venu de Paris
pour une enquête, se trouve retenu à Oran malgré lui. Il tente de quitter la
ville, en corrompant quelques gardes. À la dernière minute, il renonce à son
bonheur et choisit de continuer à lutter avec Tarrou : « maintenant que j'ai vu
ce que j'ai vu, je sais que je suis d'ici, que je le veuille ou non ».
Joseph Grand, le bien nommé, est un modeste
auxiliaire municipal, abandonné par sa femme. Il rêve de devenir écrivain et
s'évertue à écrire un livre. Pendant ses heures de liberté, il produit des
statistiques pour les formations sanitaires. Le narrateur le consacre héros de
l'épidémie : « S'il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples
et des modèles qu'ils appellent héros […], le narrateur propose justement ce
héros insignifiant et effacé qui n'avait pour lui qu'un peu de bonté au cœur et
un idéal apparemment ridicule. »
Paneloux, le prêtre, présente au départ la peste
comme une punition du Ciel. Il lutte néanmoins contre l'épidémie aux côtés des
volontaires. Il subit l'épreuve de la mort d'un enfant, le fils du juge.
Bouleversé, il choisit cependant la foi, « cruelle aux yeux des hommes, décisive
aux yeux de Dieu », et meurt en refusant toute assistance.
Othon, le juge d'instruction, paraît d'emblée
insensible et froid. La mort de son fils le conduit à s'engager aux côtés des
volontaires.
Cottard est un trafiquant menacé d'arrestation
quand l'épidémie se déclenche. Il est le seul que la peste réjouit car elle le
libère de la peur. À la fin du roman, Cottard est arrêté mais il est devenu
fou.
Le vieil asthmatique, patient habituel de Rieux,
vit retiré chez lui. Témoin des événements, sans illusions, il représente le bon
sens populaire et s'exprime volontiers par des proverbes, ou des formules toutes
faites quasiment énigmatiques : « Mais qu'est-ce que ça veut dire, la peste ?
C'est la vie, voilà tout. »
3.4. La population
En contrepoint des personnages principaux, la population
est évoquée collectivement, au fur et à mesure que l'épidémie évolue.
Elle est d'abord dominée par la peur ; les
premières mesures sanitaires provoquent des émeutes, certains essayant de forcer
les portes pour quitter la ville.
C'est ensuite l'abattement qui la menace : « Au
grand élan farouche des premières semaines avait succédé un abattement qu'on
aurait eu tort de prendre pour de la résignation, mais qui n'en était pas moins
une sorte de consentement provisoire. »
Avec la fin de l'épidémie, se manifestent des
sentiments confus et contradictoires : « l'espoir n'avait plus de prise »
sur certains ; pour d'autres, « une sorte de panique les prenait, à la pensée
qu'ils pouvaient, si près du but, mourir peut-être… »
3.5. Les autorités
Représentées par le préfet, elles se montrent, au début,
très timorées, craignant surtout d'affoler la population. Les journaux
communiquent chiffres et informations, au fur et à mesure des progrès de
l'épidémie. À la fin du livre, les autorités envisagent de dresser un monument à
la mémoire des pestiférés.
4. Les techniques
4.1. La composition
Le livre comprend cinq parties, de longueur
inégale. La première et la dernière correspondent respectivement à la naissance
et au déclin de l'épidémie. La deuxième décrit le comportement des principaux
personnages, confrontés au fléau. Dans la quatrième, certains de ces personnages
ont évolué, sous la pression des événements (Rambert, le prêtre, le juge).
La troisième partie, centrale, ne comprend qu'un
chapitre d'une vingtaine de pages. Le narrateur marque une pause dans le
récit pour décrire les effets de la peste sur la vie quotidienne.
4.2. Le narrateur
Le narrateur se présente comme un
historien, ayant recueilli témoignages et documents. Il décrit avec minutie,
jour après jour, l'évolution de la peste. Il y est mêlé : « ils s'aperçurent
qu'ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans le même sac, et qu'il
fallait s'en arranger ».
Il évoque la population en disant : « nos concitoyens ».
Il se manifeste parfois très ouvertement : « le narrateur estime… », « le
narrateur propose… » mais ne dévoile sa véritable identité qu'à la fin du
roman : « Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu'il en est
l'auteur. »
4.3. Le sens métaphorique
Le roman évoque d'abord la peste pour elle-même,
rappelant les grandes épidémies (qui ont eu lieu en Italie ou à Marseille) et
les horreurs qui les ont accompagnées. Il se veut une sorte d'hommage aux
victimes oubliées du fléau.
Écrit après la Seconde Guerre mondiale, ce roman se
double également d'un sens historique : les camps de quarantaine, les
menaces, l'isolement, l'entassement des malades dans les hôpitaux puis dans les
écoles, les crémations évoquent le nazisme, les camps de concentration,
l'oppression sous toutes ses formes, et la résistance de ceux qui prennent le
parti des victimes.
Enfin, le roman revêt une signification beaucoup plus
générale. Il se veut également témoignage sur la souffrance et la
maladie, sur l'engagement de certains hommes, qui savent pourtant que ce
combat est sans fin : Rieux « savait ce que cette foule en joie ignorait, […]
que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais […] et que peut-être,
le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste
réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
5. Qui est Albert Camus ?
Né le 7 novembre 1913, Albert Camus passe son enfance à
Alger, dans une famille pauvre. Son père, ouvrier agricole, meurt à la guerre en
1914. « Toute sa sensibilité » le lie à sa mère, qui parle difficilement et ne
sait pas lire.
Il doit à son instituteur de poursuivre des études, mais
la tuberculose l'empêche de se présenter à l'agrégation de philosophie.
Tout en exerçant divers métiers, il milite contre le
fascisme, pour l'Espagne républicaine. Il s'engage dans le théâtre
populaire : il y est à la fois acteur et metteur en scène. Dans le même
temps, il tente de donner à ses romans une portée philosophique. En 1938, il
s'engage dans le journalisme et deux ans plus tard, quitte
l'Algérie.
À Paris, il travaille au journal Paris-Soir, puis
aux éditions Gallimard. Dès 1943, il s'engage dans la Résistance et
publie des livres qui font de lui l'un des grands écrivains de son temps :
l'Étranger, le Mythe de Sisyphe, le Malentendu,
Caligula. À la Libération, il dirige le journal Combat. En
1947, il publie la Peste, et, en 1951, l'Homme
révolté.
En 1954, il vit la guerre d'Algérie comme un drame
personnel. Il publie l'Été (1954), la Chute (1956), l'Exil et
le royaume (1957). En 1957, il reçoit le Prix Nobel de
littérature.
Il meurt le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture,
laissant inachevé le Premier Homme.
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