Antigone d'Anouilh
Antigone est l'un des personnages les plus célèbres du
théâtre antique : déjà, en 442 av. J.-C., dans la pièce de Sophocle, elle
incarne l'obéissance à des lois divines et morales, qui transcendent la justice
humaine. Antigone a ainsi inspiré de nombreux auteurs dramatiques. En 1944, sous
l'occupation allemande, Jean Anouilh fait d'elle une figure de la résistance à
l'oppression.
Comment parvient-il à renouveler le thème ? Quels sont
les différents procédés dramatiques mis en œuvre ?
1. Le sujet
Le sujet de la pièce et son déroulement sont fidèles
à la tragédie de Sophocle.
La scène se passe à Thèbes. Les deux fils d'Œdipe,
Étéocle et Polynice, se sont entre-tués sous les murs de la ville. Le roi Créon
a ordonné de n'enterrer qu'Étéocle, laissant sans sépulture celui qu'il
considère comme traître, Polynice (ce qui, selon les Anciens, condamne son âme à
errer éternellement). Quiconque enfreindra la loi sera puni de mort. La sœur
d'Étéocle et de Polynice, Antigone, ose braver l'interdit et défier Créon : elle
accomplit à deux reprises les rites funéraires. Découverte, elle est condamnée à
mort, malgré l'intervention de son fiancé, Hémon, fils de Créon. Elle se pend
dans la caverne où elle est emmurée, et Hémon se suicide sur son corps.
2. Les thèmes
2.1. Le duel entre morale et politique
Le thème principal de la pièce est l'opposition entre
les lois de la société, justifiées par l'ordre et le pouvoir, et une loi non
écrite, celle des obligations dues aux morts et à la famille.
L'interdiction formulée par Créon n'est pas despotique
mais politique. Étéocle et Polynice étaient « deux larrons en foire qui se
trompaient l'un l'autre en nous trompant et qui se sont égorgés comme deux
petits voyous qu'ils étaient, pour un règlement de comptes ».
Pour que l'ordre règne dans Thèbes, après cette
révolution manquée, il faut rassembler les esprits. Créon s'en explique ainsi :
« il s'est trouvé que j'ai eu besoin de faire un héros de l'un d'eux […]. J'ai
fait ramasser un des corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles
nationales, et j'ai donné l'ordre de laisser pourrir l'autre où il était. »
Ainsi, le maintien de l'ordre implique le calcul, le mensonge et le
cynisme.
La règle à laquelle obéit Antigone, cependant, est
supérieure au décret pris par le roi. C'est une obligation intérieure,
indépendante des circonstances. Elle affirme la liberté de la conscience : « Je
suis là pour vous dire non et pour mourir. »
2.2. Le pouvoir
Anouilh n'exalte pas la fonction politique. Selon lui,
le pouvoir ne relève pas de l'ambition, c'est un métier : « Ce n'est même
pas une aventure, c'est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle,
comme tous les métiers. Mais puisque je suis là pour le faire, je vais le
faire », dit Créon à Antigone.
Il y faut cependant un certain courage : « Pour
dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines
mains et s'en mettre jusqu'au coude ».
Pragmatique, Créon se contente de joies modestes : « la
vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil
qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa
maison ».
2.3. L'intransigeance de la pureté
À cette figure d'homme âgé, usé par le pouvoir, s'oppose
celle d'une adolescente intransigeante, qui refuse les compromis et les
« bonheurs de cuisinier » auxquels Créon a consenti en acceptant la couronne :
« Quelles pauvretés faudra t-il qu'elle fasse elle aussi, jour après jour, pour
arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? »
Antigone est prête
à mourir pour ne pas sacrifier son idéal à la
réalité : « Je veux être sûre
de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand
j'étais petite – ou mourir. »
2.4. Le conflit des générations
Créon est un adulte lucide, qui assume ses
responsabilités, et qui, en consentant par nécessité à devenir roi, aliène sa
liberté aux exigences du pouvoir.
Antigone et Hémon sont des adolescents. Antigone
refuse le temps qui use les sentiments et conduit à accepter des compromis :
« Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je
refuse ! »
De la même façon, Hémon refuse la leçon de son père :
« Chacun de nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il
doit accepter d'être un homme. » Antigone et Hémon tout deux refusent finalement
la vie.
Le petit page qui accompagne Créon représente la
génération suivante, dans son innocence. Créon tire pour lui la leçon : « Il
faudrait ne jamais devenir grand. »
3. Les personnages
3.1. Antigone
Antigone n'est pas belle (« la maigre jeune fille
noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille ») mais
représente l'intransigeance et la pureté. Elle risque la mort en transgressant
la loi pour son frère, qui pourtant ne l'aimait pas.
Quand Créon lui révèle les coulisses politiques du
drame, elle choisit la mort, non plus pour honorer son frère, mais pour ne
pas pactiser avec la médiocrité : « Vous me dégoûtez tous avec votre
bonheur ! ». Elle affronte avec violence le roi, son oncle (le frère de sa mère
Jocaste), et revendique sa liberté : « Moi, je ne suis pas obligée de faire ce
que je ne voudrais pas ! » Elle a l'orgueil d'Œdipe, son père.
En même temps, elle reste enfant : elle est affectueuse
et tendre (envers sa sœur Ismène et sa nourrice). Au moment de mourir, elle est
prise par la peur : « je ne sais plus pourquoi je meurs ».
3.2. Créon
« C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue
au jeu difficile de conduire les hommes. » Il assume le pouvoir, après la mort
d'Œdipe et de ses deux fils, avec courage, et sans illusions.
Il tente de sauver Antigone : pour cela, il lui révèle
les coulisses sordides du drame. Il comprend cependant que ses efforts sont
vains ; les exigences du pouvoir l'emportant même sur le désespoir de son
fils : « Je suis le maître avant la loi. Plus après. ».
Il finit complètement seul, son fils puis sa femme,
Eurydice, s'étant suicidés. Il poursuit néanmoins son ouvrage : « Ils disent que
c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera ? »
3.3. Les autres personnages
Ismène
« est bien plus belle qu'Antigone » : elle
est « éblouissante ». Elle se dit
elle-même « plus pondérée »
qu'Antigone. Elle réfléchit. Quelle que soit son
affection pour son frère, elle ne se sent pas le courage de
braver l'interdiction. Elle accepte sa faiblesse de femme et s'incline
devant le pouvoir de Créon.
Hémon a préféré Antigone à la belle Ismène, vers
qui tout le portait. Il l'aime et veut la sauver, en intercédant auprès de son
père, et sans connaître les vraies raisons du choix d'Antigone. Il partage son
sort par désespoir d'amour : « Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans
elle ? »
Antigone prend congé de la nourrice comme elle se
sépare d'Hémon et d'Ismène, avant d'affronter Créon. En disant adieu à la
nourrice, Antigone perd sa dernière protection et le dernier lien avec son
enfance : « Je tiens ta douce main rugueuse qui sauve de tout… Peut-être qu'elle
va me sauver encore. »
Les gardes sont étrangers à l'univers de la
tragédie : « Eux, tout ça, cela leur est égal ; c'est pas leurs oignons. Ils
continuent à jouer aux cartes. » Ils représentent la force aveugle et la
bêtise.
4. Les procédés dramatiques
4.1. La structure de la pièce
La pièce se déroule de façon continue, sans
interruption : elle n'est pas divisée en actes, ce qui maintient la tension
dramatique.
Elle est encadrée par deux interventions du chœur
(joué par un seul personnage), qui, dans le prologue, présente les personnages
et annonce le drame, puis qui commente le dénouement.
Le chœur tente également de sauver Antigone et annonce à
Créon la mort de sa femme, Eurydice. Il joue donc un rôle d'intermédiaire entre
les spectateurs et les personnages. Il renseigne et commente.
4.2. La transposition
Jean Anouilh a conservé tous les éléments de la
tragédie grecque (drame, lieux, personnages, chœur), mais l'a transposée
à son époque.
Il a ainsi modernisé les fonctions et le mode de vie :
les gardes ont des grades et des statuts comparables à ceux des soldats du xxe siècle ; la reine tricote
pour les pauvres ; les princes ont des voitures et une vie mondaine ; la
nourrice prépare du café et des tartines grillées, etc.
Anouilh mêle le tragique et le familier. Ce
contraste est particulièrement sensible dans les conversations d'Antigone et de
sa nourrice : « Allons, ma vieille bonne pomme rouge. Tu sais quand je te
frottais pour que tu brilles ? »
Dans la tragédie antique, le destin, supérieur aux dieux
eux-mêmes, frappe les hommes. Chez Sophocle, Créon, qui s'obstine dans sa
décision, est coupable de démesure et se retrouve seul. Jean Anouilh supprime
le caractère sacré de la tragédie. Antigone incarne la jeunesse et son
intransigeance et montre que l'homme reste libre de se révolter contre
l'injustice, de lui résister.
5. Qui est Jean Anouilh ?
Jean Anouilh est né à Bordeaux en 1910, d'un père
tailleur et d'une mère pianiste. Ses parents s'installent à Paris où il fait ses
études.
Son goût pour le théâtre s'éveille très tôt. Il fait
deux rencontres décisives : celle de Jean Giraudoux et celle de Jean Cocteau,
qui lui font découvrir le théâtre poétique.
Le succès de sa première pièce, l'Hermine,
l'incite à vivre de sa plume. Après des années difficiles, il rencontre
deux grands animateurs de théâtre, Georges Pitoëf et André Barsacq, grâce
auxquels il connaît enfin la vie de troupe. Le Voyageur sans
bagages (1937) et le Bal des voleurs (1938) marquent la fin de ses
difficultés. En 1944, il monte à Paris Antigone qui est publiée en
1946.
Sa production est désormais aussi importante que
renommée. Il signe certaines mises en scène. Il meurt à Lausanne en
1987.
Il classe lui-même ses œuvres selon leur tonalité, en
« pièces roses », « pièces noires » (Antigone) ou « pièces brillantes,
grinçantes, costumées, baroques, secrètes », etc.
|