Littérature et engagement
« Il n'y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à
rien ; tout ce qui est utile est laid. » À cette position de Théophile Gauthier
s'oppose celle de Sartre telle qu'elle est formulée dans Qu'est-ce que la
littérature ? : « L'écrivain est en situation dans son époque : chaque
parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et
Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils
n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. »
Ces deux points de vue posent le problème de
l'engagement en littérature : l'écrivain peut-il ignorer le monde qui
l'entoure ? L'œuvre d'art a-t-elle pour vocation de véhiculer un message ?
1. Selon les partisans de l'engagement, quelle doit
être la fonction de l'écrivain ?
Chez certains écrivains domine le sentiment que leur
talent, leur don d'écriture, doit être mis au service des autres. Au
xixe siècle, Victor
Hugo définissait déjà le poète comme le « mage », un guide qui a pour
mission d'indiquer au peuple la voie à suivre (les Rayons et les
Ombres) :
« Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun
travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne
dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et
les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se
mutile
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !
Le
poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
ll est
l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur
toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où
tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une
torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir ! »
De même, pour Jean-Paul Sartre « la fonction de
l'écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul
ne s'en puisse dire innocent. Et comme il s'est une fois engagé dans l'univers
du langage, il ne peut plus jamais feindre qu'il ne sache pas parler : si vous
entrez dans l'univers des significations, il n'y a plus rien à faire pour en
sortir. » (Qu'est-ce que la littérature ?). Tout silence devient alors en
lui-même significatif, toute indifférence est perçue comme une
complicité, voire une compromission. Pour des écrivains comme Sartre, la
maîtrise du langage implique nécessairement l'engagement.
2. Comment et pourquoi les écrivains
s'engagent-ils ?
Au cours des siècles, de nombreux écrivains, marqués
par l'actualité de leur époque, s'engagent dans leurs œuvres. Ainsi,
Montaigne prend la défense des Indiens du Brésil récemment colonisés et
récuse le terme de barbares employés pour les qualifier : « Nous les
pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non
pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre
est toute noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette
maladie humaine peut en recevoir ; elle n'a autre fondement parmi eux que la
seule jalousie de la vertu. »
De même, des auteurs comme La Bruyère, au xviie siècle, ou les
philosophes des Lumières au XVIIIe siècle, diffusent des idées
critiques contre le pouvoir, les mœurs, les institutions. Ils fustigent
l'absolutisme royal, les injustices sociales, le pouvoir excessif de la
religion. Au xixe siècle, on peut citer,
bien sûr, la figure de Victor Hugo, qui dénonce le régime et la personne
de Napoléon III (les Châtiments), s'insurge contre la peine de mort ou le
travail des enfants (les Contemplations) :
« Où
vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que
la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous les meules ;
Ils vont, de
l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche
on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. »
Son engagement littéraire va d'ailleurs de pair avec un
engagement politique : élu en 1841 à l'Académie française, il est nommé
pair de France en 1845, puis député de la IIIe République en 1848
pour être finalement exilé de 1851 à 1870 (à cause de ses écrits politiques et
de sa résistance au nouveau régime).
Le terme d' engagement lui-même n'est apparu
qu'au xxe siècle,
époque qui a connu les deux guerres mondiales et a provoqué une crise de la
conscience et de la pensée sans précédent. Les œuvres de Prévert, Sartre,
Aragon, Camus ou Marguerite Duras, par exemple, témoignent de cette histoire
tourmentée du xxe siècle.
3. Comment le détour par la fiction sert-il
l'engagement en littérature ?
Pourquoi, pour un écrivain engagé, transmettre son
message par une œuvre de fiction et non par un essai ou un discours politique
sortant du champ de la littérature ? Si les auteurs choisissent ce moyen
détourné d'exprimer leur engagement, c'est parce qu'il leur offre de multiples
possibilités. Tout d'abord, la fiction peut permettre de contourner la
censure. Montesquieu, par exemple, prétend, dans les Lettres
persanes, être le simple traducteur d'une correspondance entre des Persans
venus visiter la France : ce procédé lui permet de critiquer indirectement la
société et les institutions françaises, en s'effaçant derrière ses personnages.
De même, Aragon publie son recueil de poèmes les Yeux d'Elsa
durant la Seconde Guerre mondiale, alors que la France est occupée par les
Allemands. Sa résistance au nazisme et à l'Occupation transparaît donc à travers
des allusions glissées au fil des poèmes, des symboles, des métaphores, bref une
poésie cryptée où l'engagement se lit entre les lignes.
« Reverrons-nous jamais le paradis lointain
Les
Halles l'Opéra la Concorde et le Louvre
Ces nuits t'en souvient-il quand la
nuit nous recouvre
La nuit qui vient du cœur et n'a pas de
matin »
Ce quatrain peut être lu comme la simple évocation des
regrets d'un amant qui craint de ne plus revoir la ville de ses amours, mais
aussi comme l'angoisse d'un Français (un amant de la France) qui désespère de
voir un jour sa capitale redevenir ce qu'elle était avant l'Occupation.
Par ailleurs, le recours à la fiction permet à l'auteur
de faire passer son message sous une forme plaisante, qui ne rebute pas
le lecteur. Ainsi, selon Voltaire, la vocation du conte philosophique est
d'instruire et plaire : il s'agit de divertir le lecteur, par exemple à travers
les aventures orientales de Zadig, tout en le faisant réfléchir aux problèmes de
son temps et à ceux de l'humanité en général. La fiction devient une arme au
service de l'argumentation : elle permet au lecteur de s'identifier au
personnage, offre à sa réflexion des situations concrètes, facilite sa
compréhension.
4. Une œuvre d'art peut-elle se limiter au message
qu'elle veut transmettre ?
Une œuvre littéraire ne saurait tirer sa valeur
artistique de son seul engagement. Bien entendu, un texte engagé peut avoir une
valeur de témoignage historique, être le reflet des idées d'une époque : mais il
n'est véritablement une œuvre d'art que s'il transcende les conditions de sa
production et atteint une sorte d'universalité. Le recueil les
Yeux d'Elsa n'est pas au premier chef un document sur la Résistance, mais
bien une œuvre poétique qui dit la douleur d'aimer, qui chante l'angoisse de la
perte et l'espoir d'une renaissance.
La citation
« Quelles que soient nos infirmités personnelles, la
noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles
à tenir : le refus de mentir sur ce que l'on est et la résistance à
l'oppression. » (Camus, Discours de Stockholm.)
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