La crise du roman au XXe siècle
Protéiforme, se ramifiant en d'innombrables sous-genres,
le roman est un genre littéraire particulièrement difficile à cerner. Toutefois,
des constantes semblent se dégager, qui constituent les conventions
romanesques : selon la définition du Petit Robert, le roman est une
« œuvre d'imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un
milieu des personnages donnés comme réels, fait connaître leur psychologie, leur
destin, leurs aventures ». Lorsque l'on ouvre un roman, on s'attend à y
retrouver ces éléments : c'est ce que l'on appelle l'horizon d'attente du
lecteur. Or, certains romanciers du xxe siècle ont pris le parti,
dans leurs œuvres, de rompre avec les conventions romanesques, de déconstruire
le genre. En quoi consiste cette « crise du roman » ?
1. Avant le xxe siècle, le roman est-il
mis en cause ?
L'histoire littéraire est jalonnée de textes qui, bien
avant la crise du xxe siècle, ont mis en cause
le roman. Voici par exemple l'incipit du roman de Diderot, Jacques le
fataliste (1796) : « Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme
tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ?
Du lieu de plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ?
Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son
capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était
écrit là-haut. »
Dans cet extrait comme dans l'ensemble du roman, Diderot
joue avec les conventions romanesques : il mime les questions
traditionnelles du lecteur et refuse délibérément d'y répondre. Le narrateur de
ce roman est omniscient (comme c'est souvent le cas), mais au lieu de tout dire
des personnages, de leur passé et de leurs sentiments, il joue justement de son
omniscience pour dérouter le lecteur.
De même, Furetière, en 1666, révolutionne dans le
Roman bourgeois les conventions romanesques de son époque, d'une part en
prenant pour personnages principaux de simples bourgeois (et non des
aristocrates comme il était d'usage), d'autre part en construisant son récit
de façon décousue, interrompant sans cesse la narration par des anecdotes,
des commentaires, des fragments de discours, etc. Dans l'extrait suivant, il
évoque avec humour la tradition des romans précieux qui veut que l'on rapporte
en détail les paroles d'un amant venu enlever sa belle (ici, Javotte) : « Je ne
tiens pas nécessaire de vous rapporter ici par le menu tous les sentiments
passionnés qu'il étala et toutes les raisons qu'il allégua pour l'y faire
résoudre, non plus que les honnêtes résistances qu'y fit Javotte, et les combats
de l'amour et de l'honneur qui se firent dans son esprit : car vous n'êtes guère
versés dans la lecture des romans, ou vous devez savoir vingt ou trente de ces
entretiens par coeur, pour peu que vous ayez de la mémoire. Ils sont si communs
que j'ai vu des gens qui, pour marquer l'endroit où ils en étaient d'une
histoire, disaient 'J'en suis au huitième enlèvement', au lieu de dire : 'J'en
suis au huitième tome.' ».
2. À quelles conventions les romanciers du début du
xxe siècle
s'attaquent-ils ?
De nombreux grands romans du xxe siècle témoignent de
recherches formelles et thématiques qui mettent en cause le genre :
Ulysse de James Joyce (1922), À la recherche du temps perdu de
Marcel Proust (1913-1927), Voyage au bout de la nuit de Céline (1932),
l'Homme sans qualités de Robert Musil (1930-1952), l'Étranger
d'Albert Camus (1942).
Toutes ses œuvres, chacune à leur façon, mettent en
cause les grands traits du genre romanesque : la psychologie des personnages, la
notion de héros, la narration linéaire, etc. Chez Musil ou Céline, par exemple,
le héros n'est plus cet être hors du commun, choisi par le destin, ou dont les
épreuves forgent le caractère. Il est sans consistance, sans histoire (« sans
qualités »), et sa vie n'est constituée que de fragments dissociés, privés de
sens.
3. Qu'est-ce que le Nouveau roman ?
Au début des années 1950, un petit groupe d'écrivains
français remet en cause de façon plus radicale les principes qui fondent
le roman réaliste traditionnel. Ils se nomment Nathalie Sarraute, Alain
Robbe-Grillet, Claude Simon, Michel Butor, Marguerite Duras, etc. Ils
appartiennent à la mouvance du « Nouveau Roman » qui constitue peut-être la plus
grande crise que le roman ait connue.
Pour ces romanciers, le monde moderne a fait entrer la
littérature dans « l'Ère du soupçon » (selon le titre d'un recueil de
Sarraute) : on ne peut plus croire aux histoires trop simples qu'on nous raconte
et ce « soupçon » s'applique d'abord aux personnages. Ainsi, par exemple, dans
cet extrait du Planétarium (Sarraute, 1959), Tante Berthe se plaint à son
frère Pierre de la méchanceté de son fils Alain, puis observe sa réaction : « Il
se renverse en arrière... 'Ah, sacré Alain va, qu'est-ce qu'il a encore fait ?'
Elle sait, elle reconnaît aussitôt ce qu'il regarde en lui-même avec ce sourire
intérieur, le film qu'il est en train de projeter pour lui tout seul sur son
écran intérieur : [...] lui devenu tout vieux et pauvre, debout dans la foule,
là, au bord de la chaussée, serrant contre lui, car il fait froid, son pardessus
râpé, et attendant pour voir le beau cavalier (elle sentait à ce moment quelle
volupté il éprouvait à voir dans les yeux de l'enfant, sous les larmes de
tendresse, de déchirante tendresse, briller des éclairs d'orgueil), le
conquérant intrépide, dur et fort, traînant tous les cœurs après soi...,
etc. »
Ce texte montre comment le personnage de Berthe est
happé par l'univers intérieur de l'autre, et comment l'écriture
romanesque est elle-même entraînée par la force du « tropisme » : on
passe de l'intérieur de Berthe à l'intérieur de Pierre, lui-même fasciné par
Alain ; les propos que Berthe se tient à elle-même sont écrasés par un magma de
citations et de clichés ; le « moi » n'existe plus en lui-même. Du coup, il
devient impossible d'articuler, comme le faisait Balzac, les histoires à la
volonté d'un personnage placé au centre de l'aventure.
L'histoire et l'espace subissent le même traitement. Les
temps se mélangent, l'imaginaire prend le pas sur la réalité, la réalité
elle-même se transforme dans d'interminables descriptions.
Le Nouveau Roman, sans parvenir à supplanter le roman
traditionnel, propose ainsi à des lecteurs curieux des narrations
insolites où la force du langage et de l'imaginaire perturbent nos repères
et modifient notre vision du monde.
4. Qu'est-ce que l'OuLiPo ?
Autre mise en cause du roman, l'OuLiPo (OUvroir de
LIttérature POtentielle) est un mouvement créé en 1960 par Raymond Queneau et
François Le Lionnais. Leur objectif est d'explorer méthodiquement les
potentialités de la langue française et de la littérature. L'une de leurs
méthodes consiste ainsi à se donner des contraintes formelles très
fortes, comme par exemple rédiger un récit complet sans utiliser la lettre
e (c'est le cas dans la Disparition de Georges Perec). De même,
Queneau construit le roman les Fleurs bleues sur un schéma mathématique :
divisé en quatre séquences par bonds de 175 ans, le roman s'achève en 1964 qui
est le moment de l'écriture. L'auteur est alors contraint par son propre schéma
à prendre en compte les événements qui se sont produits en 1264, 1439, 1614,
1789 et 1964. Tel est l'un des principes de l'OuLiPo : c'est la forme
choisie qui construit le récit.
La citation
« Le nouveau roman met en cause, en effet, avec une
virulence quasiment croissante au fil des livres, un phénomène d'envergure,
franchement ou insidieusement actif dans la plupart des institutions humaines,
et peut-être l'objet d'une manière de tabou : le RÉCIT. » (Jean Ricardou, le
Nouveau Roman.)
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